Nous avons eu l’honneur de rencontrer au Kenya le « muzungu » le plus connu d’Iten, le franco-suisse Julien Wanders, recordman d’Europe du 10K (27’25), recordman d’Europe du semi (59’13) et tout récent recordman du monde du 5K (13’29). À tout juste 23 ans, il fait déjà partie des meilleurs mondiaux. Installé à plein temps à Iten, toujours entrainé par son premier entraineur, rencontré à l’âge de 15 ans, Julien revient pour Distance sur ses débuts, sa vie kényane et ses prochains objectifs. Interview depuis le salon de Julien, dans sa maison au centre du village d’Iten.

Tu as commencé l'athlé très jeune (6 ans) quel a été le vrai déclic dans ta carrière ?
Julien Wanders : Quand j’étais jeune, je faisais du 1000 mètres et du cross. C’est comme ça que j’ai vu que je n’étais pas trop mauvais. Au tout début, quand j’avais 12, 13 ans je n’étais même pas dans les tops 10 puis autour de 15 ans, j’ai commencé à être dans les trois premiers. Quand j’ai rejoint mon coach actuel, j’avais 15 ou 16 ans, je suis passé de 3’06 à 2’41 sur 1000 mètres en une saison. C’est là que j’ai commencé à progresser. J’ai fini troisième de ma catégorie dans le championnat national. J’ai commencé à m’entrainer 3 à 4 fois par semaine. Et à partir de 16, 17 ans, j’ai commencé à être premier. Après, j’ai eu un autre déclic plus tard. Quand j’ai fait ma première course internationale aux championnats d’Europe de cross. C’était à Belgrade il me semble.
C’est ton coach qui t’a repéré ou c’est toi qui as voulu t’entrainer avec lui ?
Non, c’était logique. J’ai rejoint le Stade Genevois, mon club, à six ans. Normalement, je n’avais pas le droit de le rejoindre car à 6 ans, j’étais trop jeune. J’ai négocié et on a réussi à me faire entrer. Après, jusqu’à 15 ans on essaie toutes les disciplines. C’est un peu comme un jeu. À 15 ans, on choisit un groupe soit de sprint, soit de saut, soit de lancer. Lui, il était coach de demi-fond et fond, je n’ai jamais changé d’entraineur par la suite.
Raconte nous tes premières fois au Kenya.
Je suis venu en stage en décembre 2014, j’avais fini mes études au lycée – l’équivalent du Bac, que j’ai eu. C’était obligatoire pour mes parents que je passe le Bac. Normalement, je devais commencer à l’Université mais j’y ai fait une semaine et j’ai arrêté, je suis donc venu en stage d’un mois pour découvrir le Kenya.
Je suis reparti puis je suis revenu pour toute la saison estivale. Après la saison estivale en 2015, je suis revenu deux fois pendant deux mois. Maintenant j’y suis à plein temps.
On dit beaucoup que tu es venu ici et que maintenant tu vis « à la Kényane». Qu’est-ce que c’est pour toi, « vivre à la Kényane » ? C’était pour ton développement personnel ? Pour la performance ? Ou c’était plus pour le style de vie ?
J’avais fait une étude sur la domination kényane des courses à pied pour mon Bac justement. Avant, j’étais encore plus fou que maintenant, je voulais vraiment vivre le plus simplement possible, sans eau et avec un accès limité à l’électricité.
C’était pour me mettre dans le même état d’esprit que les kényans. J’avais fait des recherches et j’avais vu qu’une des raisons pour lesquelles ils sont si forts, c’est parce qu’ils sont presque tous pauvres. Ils vivent avec très peu de confort. Même quand ils réussissent, ceux qui commencent à avoir un certain confort, ils ne performent plus. Ceux qui reviennent dans leur vie quotidienne, retrouvent leur niveau.

On va embarquer ton frigo en partant du coup.
(Rires)
Est-ce que ton adaptation a été difficile ? Les conditions de vie sont beaucoup plus difficiles ici qu’en Suisse.
C’était dur, évidemment. Quand on est fatigué de l’entrainement, on a juste envie d’avoir un repas tout prêt lorsqu’on rentre… Mais non, il faut aller chercher l’eau puis cuisiner, ça prend du temps. Ce n’est pas toujours facile mais on s’habitue. En plus, quand j’ai mangé les plats locaux au début, j’avais quelques problèmes d’estomac.
Ton coach n’est jamais venu au Kenya. C’est un choix ?
C’est malgré lui. Il a un job à plein temps, une famille et il y a tout le groupe du Stade Genevois à entrainer.
Dès qu’il peut, il vient sur mes compétitions, surtout sur les plus importantes. Il est venu aux derniers Championnats d’Europe par exemple, il devait aussi venir à Monaco mais finalement il n’a pas pu se libérer.
Après j’écris toutes mes séances dans un cahier et je prends des photos pour lui envoyer par WhatsApp. On communique principalement comme ça ou par téléphone. Je l’appelle presque tous les jours pour lui dire comment ça va, si je suis fatigué, si c’est trop facile.
Ça te convient de ne pas toujours avoir ton coach sur les compétitions ?
Ça dépend vraiment de l’athlète. Il y en a qui ont besoin de toujours avoir quelqu’un avec eux. Moi, non. Je l’ai dit à mon coach parfois il me met des doutes, je n’ai pas besoin de ça. J’ai besoin de quelqu’un qui me met en confiance, je pense que je peux le faire moi-même. Du coup avant les courses je ne parle pas beaucoup avec lui, je sais ce que je veux. Il l’a compris.
Le fait de s’entrainer en groupe est très important au Kenya. Comment est-ce que tu constitues ce groupe autour de toi ? Est-ce que se sont des personnes qui te suivent depuis longtemps ?
Le groupe s’est constitué de coureurs que j’ai rencontré au fil de mes séjours. Au début, je suis venu ici comme tout le monde. J’ai découvert et j’ai rejoint des groupes, je me suis toujours entrainé en groupe j’avais pourtant le programme de mon coach mais je ne le suivais pas. Je ne voyais pas l’intérêt de venir ici et tout faire de mon côté. Il l’a vite adapté pour que je ne m’entraine pas seul.
Puis j’ai fait des rencontres, et surtout, j’ai fait mes preuves, mes voisins m’ont invité à faire des footings. Ça s’est fait petit à petit, Ils ont vu que j’avais un programme. Ils ont appelé des gens et le groupe s’est formé comme ça.
Très souvent d’autres coureurs nous rejoignent pour essayer de suivre, certains n’arrivent pas à tenir le rythme (ndlr : on en a fait les frais) donc on ne les revoit plus, d’autres ne sont pas convaincus.
Il y a aussi des étrangers qui viennent ici en stage d’un mois. Ils essaient d’intégrer le groupe, je trouve ça cool.
Récemment, je suis parti pendant deux semaines et j’ai laissé un programme pour le groupe. Avant, dès que je n’étais pas là, le groupe allait un peu partout. Je me suis dit que cette fois ce serait mieux…
Nous avons rencontré Brother Colm, l’approche mentale est très importante pour lui. Quand tu cours, est-ce que tu penses à quelque chose en particulier ?
Bien sûr, en compétition j’ai le chrono en tête mais il ne faut pas trop y penser. J’essaie toujours de me calmer, de me relâcher et de penser à la position du corps. J’écoute mes sensations et je me concentre sur les pensées positives. Je reste dans l’instant présent.
Je travaille dessus à l’entraînement aussi. Forcément, nous avons tous des jours où on pense à beaucoup de choses et c’est un peu plus difficile.
Penses-tu aux talents physiques des Kényans et à quel point ils sont difficiles à battre ?
Plus maintenant.
Mais il y a eu des moments où j’ai vraiment douté. Aujourd’hui ce que je fais à l’entraînement, peu d’athlètes peuvent le faire, même des kényans. Ça, je le sais. Dès les premières fois où je suis venu ici, j’ai eu la chance de tenir pratiquement toutes les séances que j’ai faites avec des coureurs qui étaient vraiment costauds. C’est surement pour ça que je me suis dit que ce n’était pas impossible.
Il parait que lorsque tu ne t’entraînes pas tu as l’impression de te « désentraîner ». C’est pour ça que tu as très peu de jours de repos ? Peux-tu nous expliquer cette sensation ?
J’ai fait un peu de progrès sur ce sujet mais avant je détestais prendre un jour de repos. Mon corps ne demandait pas beaucoup de repos. Au pire je faisais un footing le matin et je me reposais l’après-midi. C’est devenu une habitude. Si je ne sors pas faire un footing le matin, quelque chose me manque.
C’est à la fois une habitude et une addiction. J’aime vraiment la course. C’est un défaut et en même temps un avantage.
Tu fais de très gros chronos sur la route mais tu n’as malheureusement pas réussi à concrétiser en championnat. Est-ce que ça s’explique ?
Plus jeune, je me mettais beaucoup de pression. Plusieurs fois, j’arrivais en championnat avec le statut de favori mais avec la pression ça ne passait pas. Pourtant j’étais suffisamment en forme pour gagner. Depuis, j’ai vraiment travaillé dessus.
Cet été aux Championnats d’Europe sur piste, je pense que j’ai fait une course sur 5000 qui représentait bien ma forme. On voit qu’il m’en manque dans le dernier tour, à travailler.
Sur 10000, je pense que je suis redescendu trop tard de Saint-Moritz où il faisait entre 0 et 5 degrés le matin contre 37 degrés à Berlin. Je suis arrivé seulement deux jours avant la course, la chaleur était de trop pour moi. J’ai subi toute la course et je n’avais pas assez de force pour insister sur le dernier tour. C’était une erreur de ma part et de mon coach. On ne va pas le reproduire.
Pour cet été, nous verrons ce dont je suis capable pendant la saison. D’abord, il faut se qualifier. Normalement, ça devrait se faire. Je ne vais pas en championnat pour finir quinzième.
Est-ce qu’on te verra bientôt sur un marathon ?
Oui, après Tokyo j’aimerais bien essayer. Plus c’est long, plus je suis à l’aise. Pour moi, la piste reste pour l’instant une priorité, c’est un plus gros défi et j’aime bien les challenges.
J’aime faire six mois de route et six mois de piste, c’est bon pour la tête.
Apres je n’ai pas envie d’attendre trop longtemps pour monter sur marathon. Je crois que je ne serais pas trop mauvais mais je veux atteindre un niveau où je peux faire des bons chronos.
Est-ce que tu as un rituel ou un porte-bonheur pour les courses ?
Oui mais ça change d’une année à l’autre. Je n’aime pas trop avoir un vrai rituel car le jour où on ne peut pas le faire, ou on oublie, ça peut déstabiliser. Je ne suis pas superstitieux.
Tes parents sont musiciens, c’est ça ? Est-ce que tu écoutes de la musique quand tu cours ?
Oui, les deux sont musiciens, ils jouent de la musique classique mais je ne suis pas très fan de ce style. J’écoute rarement de la musique quand je cours. J’écoute du rap avant les compétitions. J’ai quelques amis de Genève qui rappent. En ce moment, j’aime bien Moha La Squale.
Y a-t-il des moments où tu te demandes pourquoi tu fais autant de sacrifices pour courir ?
Non. C’était clair pour moi dès le début. À partir de 17 ans j’ai eu un déclic. J’étais encore plus fou que maintenant, j’ai même arrêté de parler avec mes amis. J’étais à fond dans l’athlétisme. Je ne parlais que de course et à l’entrainement je ne rigolais jamais.
Maintenant, j’ai un peu relativisé mais je ne regrette pas cette période. Je n’ai jamais beaucoup aimé faire la fête. Je ne considère pas avoir fait de sacrifices, je ne le vois pas comme ça. C’est ma passion et c’est pour cela que ma carrière va être longue.
Est-ce que tu considères que tu es fou, ou est-ce que c’est les gens qui te le disent ?
Ça vient surtout des gens, j’ai un parcours atypique. Les gens n’ont pas l’habitude. Quand je repense à ces années, j’étais dans l’extrême. Je pensais à l’athlétisme toute la journée, je ne faisais que regarder des vidéos de course. J’ai essayé de perdre du poids pour aller plus vite. Je ne faisais même pas 50 kilos à un moment, je voulais être maigre comme les Kényans. J’étais persuadé que c’était la solution pour courir comme eux. J’ai compris que j’avais tout faux, j’étais maigre mais je n’avais plus d’énergie, je tombais malade tout le temps. Parfois, après une course ratée, je partais faire un entrainement de fou car je n’étais pas content.
Une fois, j’étais blessé et je suis partie faire cinq heures de vélo. Mes parents m’ont retrouvé en train de grelotter parce qu’il faisait moins 10 degrés. J’étais dans l’extrême.
Depuis que je me suis prouvé certaines choses à moi-même, je me dis que j’ai le temps de progresser. J’ai confiance.
Je me suis canalisé au fil des années puis Keroly (ndlr : sa copine) m’aide beaucoup à sortir de ma bulle à couper avec l’athlé. Par exemple, là on revient de quelques jours de vacances bon j’avais normalement une semaine de pause mais j’ai quand même réussi à courir trois fois (rires).
Est-ce que d’après toi ta carrière sera réussie quand tu deviendras champion olympique ?
Un titre olympique c’est bien mais deux c’est mieux.
Entre devenir champion olympique et avoir un record du monde, je ne peux pas choisir. L’un ne va pas sans l’autre. Jusqu’à maintenant, j’ai fait pas mal de records mais je n’ai aucun titre. Ça ne va pas et si je n’avais que des titres, ça n’irait pas non plus.
As-tu des idées de ce que tu veux faire après ta carrière ? Veux-tu rester au Kenya ?
Je n’ai pas vraiment d’idée. Je suis concentré sur ma carrière pour l’instant. Je pense que je vais rester au Kenya. J’aimerais bien rester dans l’athlétisme. Pourquoi pas coach mais je pense que je serais un peu strict avec mes athlètes.
C’est le problème quand on a réussit sa carrière d’athlète, on veut la revivre à travers ses protégés mais tout le monde n’est pas pareil. Je ne suis pas sûr d’être assez patient, peut-être qu’avec l’âge ça changera.
